L'élevage en question

Augmenter durablement la productivité agricole pour nourrir une population en expansion sans dégrader davantage les sols est un défi majeur pour le tiers monde. Pour certains, cet objectif ne peut être atteint qu'en réduisant ou supprimant la consommation de viande tandis que d'autres plaident pour un renforcement du rôle de l'élevage dans les systèmes agraires. Partout où le climat et les conditions sanitaires le permettaient, l'agriculture traditionnelle a associé culture et élevage. Les systèmes fondés exclusivement sur l'élevage ne se sont imposés que là où les pluies étaient insuffisantes ou trop aléatoires pour cultiver. A l'inverse, les systèmes strictement culturaux se sont développés là où parasites et maladies du bétail empêchaient l'élevage. Dans les deux cas, certains éleveurs cultivaient un peu la terre tandis que des cultivateurs élevaient poules ou cochons pour les roufs ou la viande. Les agriculteurs préfèrent en général les systèmes mixtes combinant productions animale et végétale. Pourquoi ? Tout d'abord, la diversification, surtout dans une agriculture de subsistance, permet de varier le régime alimentaire, gage d'un meilleur équilibre nutritionnel. Il existe de nombreux types de régimes plus ou moins végétariens, mais la plupart d'entre eux comportent des neufs, du poisson, du lait voire un peu de viande. On sait par ailleurs que la diversité alimentaire tend à augmenter avec le niveau de vie. Dans un système mixte, le risque économique est réduit, la sécurité alimentaire améliorée. Les paysans valorisent aussi mieux certains déchets. Enfin, les agriculteurs exploitent depuis longtemps les sous-produits animaux comme la peau ou les cornes. La tendance à la spécialisation Dans l'agriculture comme dans de nombreuses activités, la spécialisation est une tendance des sociétés industrialisées. Des systèmes culturaux fondés sur deux ou trois produits ont prospéré, quatre décennies durant, dans des pays où l'agriculture était subventionnée par le gouvernement et où les machines, les engrais et les pesticides étaient disponibles. Ils se sont, en général, avérés moins efficaces dans la plupart des pays ACP. Concrètement, les tentatives de spécialisation effectuées sous les tropiques ont souvent eu pour effet d'appauvrir la terre sans resoudre le problème des ravageurs des cultures. En Europe, en Amérique du Nord, au lapon et en Australie, la spécialisation a été synonyme d'intensification, d'investissements lourds et de très forts rendements. Mais la durabilité du système intensif n'est pas assurée sans apports renouvelés, même dans ces pays riches. L'augmentation de la productivité est encore plus nécessaire dans les pays ACP, alors qu'ils accèdent plus difficilement aux intrants tels que l'eau, les engrais, les pesticides ou la mécanisation. Le coût de ces intrants, leur impact potentiel sur l'environnement, le manque de moyens de transport ou de personnel qualifié sont autant d'obstacles à la mise en oeuvre de systèmes intensifs. Haro sur le bétail Au Nord, la spécialisation a eu pour principale conséquence de séparer culture et élevage. Déjà réduit, le nombre d'agriculteurs qui continuent à élever quelques cochons ou poulets ne cesse de baisser. Dans le même temps des laiteries, porcheries et poulaillers industriels qui, pour l'essentiel, doivent acheter les aliments destinés aux animaux se sont multipliés. Ces entreprises se trouvent face au problème de l'accumulation du fumier. Il n'est donc pas surprenant qu'au Nord, l'élevage soit de plus en plus considéré comme une activité à la fois très polluante et forte consommatrice de céréales. Un mouvement anti-élevage s'est créé dans l'opinion qui prône la limitation de son rôle dans la production alimentaire, voire sa disparition. Cette option peut être envisageable dans les pays tempérés et économiquement développés, mais pas dans la plupart des pays ACP. Pourtant, les investissements et les subventions des bailleurs de fonds consacrés à l'élevage dans les projets de développement agricole ont baissé ces dernières années. Entre 1974 et 1992, les financements consentis par la Banque mondiale à des projets d'élevage ou au volet élevage de projets intégrés ont subi, en dollars constants de 1991, une diminution significative (cf. fig. 1). Selon le rapport de la Banque mondiale pour 1993, seulement 4 % des crédits accordés au titre du développement agricole et rural ont été directement affectés à des projets d'élevage en tant que tels, même si on retrouvait des volets élevage dans des projets plus larges. Une majorité des projets concernant l'élevage ont été perçus comme des échecs relatifs, dont les causes apparentes ont été identifiées. La Banque asiatique de développement (ADB, 1993) fait ainsi 'observerque « la cause principale de la mauvaise performance, pour ne pas dire de l'échec, des projets et programmes d'élevage financés par les bailleurs de fonds tient à l'emploi de technologies inadaptées ».De nombreuses critiques ont porté notamment sur l'importation de races étrangères aux performances élevées, certes, mais incapables de s'adapter aux conditions alimentaires et sanitaires locales. Pourtant, la Banque mondiale indique une augmentation du pourcentage de réussite des projets d'élevage, qui est passé de 43 % en 1974-83 à 64 % en 1988. En revanche, dans le même temps, le taux de réussite des projets purement culturaux est tombé de 75 à 55 %. Selon René Sansoucy, expert à la Division production et santé animales de la FAC, auteur du document « Le bétail, moteur de la sécurité alimentaire et du développement durable », il est entièrement justifié de penser que des prêts consacrés à l'élevage peuvent être incorporés dans des grands projets agricoles. Une telle mesure serait économiquement, socialement et écologiquement rentable, conclut-il, et bénéficierait aux petits agriculteurs tout en favorisant la réalisation des objectifs nationaux d'un grand nombre de pays. Des protéines de qualitédisponibles toute l'année L'intérêt le plus évident de l'élevage est la production de viande et de lait. Les produits animaux ont une grande valeur nutritive : ils sont riches en protéines et acides aminés, en vitamines et minéraux. Ils apportent aussi une part importante de la ration calorique : plus de 30 % dans les pays développés et 10 % dans les pays en développement. Dans les premiers, près de 60 % des protéines sont d'origine animale contre 22 % seulement dans les PVD. Malgré les critiques soulevées par l'échec d'un certain nombre de projets dans les PVD, les produits de l'élevage semblent se développer à un rythme encore plus spectaculaire que les céréales lors de la Révolution verte. La production d'oeufs a enregistré l'augmentation la plus remarquable (331 au cours des vingt dernières années), suivie par celle de la viande (127 %) tandis que la production céréalière n'a augmenté que de 78 %. Dans les pays en développement, l'augmentation de la production de viande provient plus de l'élevage des animaux monogastriques (volaille et porcins) que de celui des ruminants. L'élevage protège aussi des pénuries alimentaires saisonnières. Lait et oeufs sont pratiquement disponibles toute l'année. Les petits animaux peuvent être abattus chaque fois que le besoin s'en fait sentir. En cas d'excédents, des techniques simples permettent de transformer le lait en beurre, en caillé ou en fromages, etc., qui se conservent des semaines, voire des mois, et la viande par séchage, salage ou fumage. Revenus et emplois L'élevage est un facteur de stabilité économique. Il représente un capital à l'abri de l'inflation. Dans les systèmes mixtes, il limite les risques liés aux mauvaises récoltes. Le bétail, qui peut être vendu à tout moment, sécurise ainsi l'ensemble du système de production agricole. La vente du bétail ou de produits dérivés est une source évidente de revenus mais on pense moins aux possibilités d'emploi, à la ferme et à l'extérieur. Les produits dérivés de l'élevage représentent 27 % du produit agricole total. C'est le sous-secteur de l'agriculture qui s'est développé le plus rapidement au cours des trente dernières années, et il devrait continuer à croître plus rapidement que les autres dans les vingt prochaines années. La valeur cumulée de la production de lait et de viande est 1,8 fois supérieure à celle de la production de blé et de riz, et environ deux fois supérieure à celle du poisson (cf. Fig. 2). Les petites unités de transformation et de commercialisation de fromage requièrent une main-d'oeuvre abondante : une journée de travail pour fabriquer 50 à 100 kg de produit fini. La transformation de la viande crée également un nombre significatif d'emplois. Le travail exigé pour traiter la carcasse et la peau est aussi générateur d'emplois. L'Afrique a un fort potentiel d'expansion dans ce domaine. Ainsi, les produits de l'élevage local ne font pas qu'augmenter le produit national brut. Ils pourraient se substituer beaucoup plus aux produits importés qu'ils ne le font actuellement, limitant ainsi les sorties de devises. Les importations laitières ont subi une hausse spectaculaire ces trente dernières années (3 milliards de dollars américains en 1960, 42 milliards en 1990), en raison notamment des bas prix pratiqués par les grands pays producteurs. Mais les perspectives de production laitière locale se sont récemment améliorées, en Afrique et dans les Caraïbes, à la suite de la réduction des subventions pratiquées par les pays développés. L'énergie animale Dans les pays en développement et en Afrique en particulier, le taux de mécanisation est très faible. La traction animale représente en fait la deuxième source d'énergie pour les travaux agricoles après l'énergie humaine. Au cours des dix dernières années, en effet, le nombre de bovins et de buffles élevés comme bêtes de trait, mais aussi pour le lait et la viande, a augmenté de 23%. Plusieurs gouvernements d'Afrique et d'Asie (Bénin, Malawi, Togo, Indonésie et Philippines) ont fait appel à la FAO pour élaborer des programmes de formation en traction animale destinés à de petits paysans. Des études menées par l'ILRI (Institut international de recherche sur l'élevage) en Ethiopie et dans d'autres régions d'Afrique, ont montré qu'il était plus rentable d'utiliser des vaches que des boeufs comme animaux de trait. On évite ainsi les coûts liés à l'entretien d'un troupeau de bmufs de remplacement : la production laitière augmente (même si une vache de trait donne moins de lait qu'une laitière) et la viande est de meilleure qualité car provenant des jeunes mâles en surnombre et non de vieux bmufs endurcis sous le harnais. Contrairement aux tracteurs et leurs accessoires, dont 90 %, doivent être importés des pays industrialisés, la traction animale utilise des ressources disponibles localement (animaux, harnais et outils aratoires). De plus les attelages locaux animaux, plus légers, tassent moins les sols que les tracteurs. En République Dominicaine, on a constaté que là où la canne à sucre était coupée à la main et transportée sur une charrette tirée par des animaux, l'intervalle entre deux replantations pouvait être allongé de deux ans, grâce à la meilleure productivité des sols moins compactés. N'oublions pas le rôle fertilisant des déjections animales. Les animaux d'élevage peuvent contribuer au recyclage des résidus de culture, permettant de rendre les systèmes agraires moins dépendants d'intrants extérieurs. Dans les très nombreuses régions où l'énergie est rare, on utilise le fumier comme combustible... ce qui limite les apports organiques aux sols, mais a l'avantage d'épargner les faibles ressources en bois. Par ailleurs, les progrès accomplis par plusieurs pays dans la fabrication de digesteurs fournissant du biogaz, comme le Ghana, le Mali (cf. Spore 55), la Tanzanie et le Vietnam, devraient permettre de mieux valoriser les déjections animales : 25 kg de fumier de vache donnent près d'un mètre cube de biogaz. Le résidu solide peut encore servir d'engrais ou d'amendement. Dans des systèmes agraires entièrement intégrés, comprenant des élevages de poissons, le fumier fertilise les étangs et contribue ainsi au développement de cette autre forme d'élevage. Pour ou contre ? Tous ces avantages n'ont pas suffi à faire taire les critiques, la principale étant la forte consommation par le bétail de céréales et de protéines végétales qui pourraient être plus utiles à l'homme. Les animaux consomment près de la moitié de la production céréalière mondiale, ainsi que de grandes quantités de soja. Mais 85 % de cette production céréalière sont utilisés par les pays développés qui sont eux-mêmes producteurs ou ont les moyens d'importer. Les excédents céréaliers sont rarement accessibles aux populations pauvres, qui ne peuvent les acheter pour elles-mêmes ou pour leurs bêtes. Les pays en développement doivent donc nourrir leur bétail avec des aliments disponibles localement, qu'il s'agisse de sous-produits agricoles ou agro-industriels (mélasse ou bagasse, déchets de conserveries de fruits, d'abattoirs ou de pêcheries) ou de feuilles d'arbres, d'arbustes ou de cultures fourragères associées à des cultures vivrières. Le Centre international de recherche en agroforesterie (ICRAF) et la FAO ont été les pionniers de la culture de plantes pérennes riches en protéines et fixatrices d'azote, qui fournissent du fourrage et protègent les sols contre l'érosion. Quant à l'ILRI, il a mis au point des systèmes de rotation qui permettent, la même année et sur le même sol, de produire une culture vivrière (le maïs) et une légumineuse fourragère (vesce ou haricots). La critique selon laquelle le pâturage entraîne la déforestation ne s'applique pas, en général, à l'Afrique, où le bétail n'est pas une composante majeure des systèmes agraires forestiers. Les animaux ontaussi été accusés d'éroder les sols notamment autour des points d'eau. Mais des experts de la FAO ainsi que nombre de chercheurs ont dénoncé ces généralisations hâtives et réfuté certaines de ces idées reçues. L'Institut Winrock international a déclaré en 1992 que « la pratique in tensive de la pâture a transformé la couverture végétale, sans diminuer sérieusement la productivité des grands pâturages. Ce sont les populations humaines et l'expansion des cultures qui menacent le plus cette région ». Quant à Ridley Warren, expert de la Banque mondiale, il fait observer dans un document de travail (1988) que « les deux vérités convenues selon lesquelles, d'une part, le nombre de têtes de bétail serait depuis longtemps en augmentation et aurait donc déjà largement excédé la capacité de pâture calculée pour le long terme, et d'autre part la productivité des pâturages serait en diminution depuis longtemps, sont contradictoires ». Andrew Warren, de l'Université de Londres, affirmait en 1991 dans un rapport aux Nations unies que « l'idée selon la quelle les points d'eau du bétail seraient autant de pôles ou de centres de désertification est aujourd'hui remise en cause. Seules de très fortes densités animales sont capables de gravement éroder les sols. La notion de pâture excessive a été largement surestimée, en tant que problème écologique ». Que valent d'autre part les accusations de pollution du sol et de l'eau par le fumier et le lisier et de l'atmosphère par le méthane? Dans les pays ACP, les agriculteurs ont rarement assez de fumier pour leurs cultures. La pollution du sol et de l'eau ne constitue un réel problème que dans les zones d'élevage intensif. Pour ce qui est des dégagements de méthane, les ruminants ne participent à la production totale des gaz à « effet de serre » qu'à hauteur de 25 %. Les automobiles, les centrales électriques, les industries et la combustion de fioul domestique en produisent davantage. Par ailleurs, si l'élevage des petits ruminants continue à se développer, la production de méthane par le bétail ne devrait pas dépasser de beaucoup son niveau actuel. En conclusion, il apparaît que l'élevage de ruminants et d'espèces monogastriques peut grandement contribuer à l'augmentation de la production alimentaire dans l'avenir immédiat. Il est complémentaire des cultures, de l'agroforesterie et des systèmes agropiscicoles (cf. Spore 53). Il serait bon que les décideurs politiques et les bailleurs de fonds revalorisent le rôle des animaux d'élevage. Un soutien politique accru, ainsi qu'une augmentation des fonds consacrés à l'élevage, pourrait assurer une plus grande sécurité alimentaire, l'amélioration des régimes alimentaires, la multiplication des emplois et la baisse des dépenses d'importation. Enfin, et cet argument n'est pas le moindre, de telles mesures permettraient de stopper la dégradation des sols en Afrique, voire de renverser la tendance avec tous les avantages qui en écouleraient. Bibliographie : Document de travail de la FAO « Le bétail, moteur de la sécurité alimentaire et du développement durable », de René Sansoucy (1994). L'association agriculture-élevage - Evolutions du système agro pastoral au Sine-Saloum (Sénégal) - Philippe Lhoste - Etudes et synthèses de l'EMVT-CIRAD n'21 -10, rue Pierre Curie 94704 - Maisons-Alfort Cedex - FRANCE Zootechnie des régions chaudes : les systèmes d'élevage - P Lhoste - V. Dollé - J. Rousseau - D. Soltner - Collection Manuels et Précis d'élevage - Ministère de la coopération et du développement et EMVT-CIRAD Manuel vétérinaire des agents techniques de l'élevage tropical - EMVT-CIRAD - Ministère de la Coopération et du développement - Collection Manuels et Précis d'élevage n'5 Adresse de diffusion pour ces deux ouvrages La Documentation Française - 29-31, quai Voltaire - 75340 Paris Cedex 07 - FRANCE (180 FF)

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Bibliographic Details
Main Author: Technical Centre for Agricultural and Rural Cooperation
Format: News Item biblioteca
Language:French
Published: Technical Centre for Agricultural and Rural Cooperation 1995
Online Access:https://hdl.handle.net/10568/61080
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